La planète de mon enfance

 

La planète de mon enfance (texte écrit il y a de nombreuses années pour Le Fil de La Borne)

A mon ami Daniel Chabidon qui m'a incité à revivre mes premiers souvenirs.

Très humblement, à l'auteur du Petit Prince, que j'ai­me et que j'admire beaucoup.

Ma planète, toute petite, unique au monde, est nichée au pied d'un volcan, unique lui aussi puisqu'une grande croix en pierre émerge en son sommet, par-dessus les pins sombres, altière limite du Velay. Sur ce sommet d'où le regard s'élance vers d'autres mon­tagnes, plus loin, plus haut, par delà les vallées, mes ancêtres gaulois célébraient les fêtes du solstice en fai­sant de grands feux qui embrasaient les nuits de l'été commençant. Je viens donc de cette planète, celle où il y avait des chemins de terre bordés de talus, de buis­sons, où il y avait aussi des renards, des moutons, des petites fleurs ... Je vous invite au voyage.

Sur la planète de mon enfance, un peu à l'écart du village, il y a le moulin du père Delouche. J'ai quatre ou cinq ans et j'y entre pour la première fois, au côté de mon père. Comme un beau diable, le vieux meunier pousse sa tète dans une trappe ouverte au niveau du plancher : il vient de la salle du dessous où tourne la meule, il finit de monter les escaliers, il me salue en me tapotant la joue. Puis il me montre la trémie ou s'entasse le grain, il m'explique que le blé descend à l'étage inferieur pour passer entre les meules que l'eau fait toumer. Et je vois la belle farine blanche remplir d'autres sacs, dans le bruit régulier du moulin au tra­vail, grande machine encore mystérieuse, fascinante pour le bambin que je suis. Vieux meunier de mon enfance, je te salue à mon tour, tu ressembles sans doute au maitre Cornille d'Alphonse Daudet ; comme lui tu as disparu à jamais. « Ohé ! du moulin ... M'en­tendez-vous maître Delouche ? »

Le moulin est alimenté par l'eau d'une écluse située une bonne centaine de mètres en amont, au bord de la petite route, à la sortie du village quand on va vers le volcan. Ah ! l'écluse ... Combien de souvenirs n'ai-je pas à son sujet ? D'abord le plus ancien, celui du bois qui se trouvait juste au-dessus. On abat les arbres, on les élague, puis on fait rouler les troncs sur la pente d'où ils dévalent avec fracas, avant d'opérer un grand plongeon dans l'eau. Plus question pour les canards de nager ou de barboter tranquillement comme ils avaient l'habitude de le faire. Une solide paire de bœufs va tirer les troncs flottants jusqu'au bord de la route où ils s'entassent en attendant le camion qui les emportera. Juste le temps, pour les enfants comme moi, d'y découvrir des cachettes, des passages, des tunnels si étroits qu'une fois à l'intérieur, on craint de ne jamais en ressortir.

L'écluse, c'est aussi un concours de ricochets qui s'organise par hasard, un beau matin. Nous sommes trois à lancer nos petites pierres plates, puis quatre, puis davantage, d'abord sans bouger, ensuite avec élan. Quelles clameurs lorsque la pierre termine sa course contre le mur du pré en face, après avoir rebondi cinq ou six fois à la surface de l'eau !

L'écluse, c'est encore une masse d'eau boueuse qui s'enfle après un gros orage jusqu'à déborder sur la route et passer par-dessus le gros mur de retenue, pour retomber en cataracte sonore pendant plusieurs heures, voire plusieurs jours.

L'écluse, aux beaux jours, c'est la partie de pêche aux vairons qui retombent tout frétillants dans le seau métallique ou le panier d'osier, et qu'on fera griller le soir dans la poêle.

L'écluse de ma petite planète, c'est enfin, un peu plus tard, une aventure extraordinaire.

Il faut dire qu'est arrivé dans le village, pour garder les vaches pendant l'été, un gaillard dégingandé qui apporte de Marseille un accent à faire pâlir les Auvergnats. A la ceinture, il porte souvent un poignard qu'il s'amuse à tanquer sur les troncs d'arbres ou sur les portes de grange, au grand scandale des esprits paisibles du village. Ne voila-t-il pas qu'il s'est mis dans la tête de construire un radeau pour se promener sur la mare aux canards? Les mères de famille en sont épouvantées : pensez-donc, si leurs rejetons montés sur cet engin allaient se noyer... Pourtant la construction avance, à partir de quelques troncs d'arbres récupérés de ci, de là, sur lesquels on va fixer tant bien que mal quelques vieilles planches, quelques vieilles portes. Et le grand jour arrive: notre Marseillais, bien campé sur ses deux jambes, pousse l'embarcation avec une longue perche pour s'éloigner du bord, sous les yeux avides des gamins rassemblés. Hélas, la première tentative ne sera pas la bonne: le radeau s'enfonce dangereusement, il faut vite le ramener sur la rive ... Mais l'expérience n'est pas abandonnée pour autant. En dépit des railleries, les vaillants aventuriers vont perfectionner leur rafiot. Et quelques jours plus tard, le miracle tant attendu se produit: le radeau flotte sans problème ; l'on peut enfin le pousser vers le centre de l'écluse en jouant au corsaire intrépide, au vieux loup de mer.

Sur la planète de mon enfance, il y a mille et une choses qu'il faudrait racon­ter. II y a le pré pentu, au­-dessus de l'écluse, face au village, du haut duquel les garçons s'élancent, skis aux pieds. Ces skis, ils les ont fabriqués eux-mêmes à partir d'une planche de pin des montagnes amincie, rabotée, appointée en bout, puis passée à la presse après un bain dans l'eau chaude. Les fixations destinées à retenir le pied dans sa botte de caout­chouc en sont rudimentaires : une lame métallique recourbée en arceau sur laquelle on rivette une lanière de cuir qui doit enserrer le talon. Evidemment, il est malaisé de bien diriger ses deux skis au cours de la descente, mais avec l'habitude, on parvient quand même à décrire de beaux arcs de cercle avant de s'arrêter sur le replat, tout près de la haie de buissons et de frênes. Les plus hardis vont jusqu'à sauter le grand talus, au risque de rouler dans la poudreuse puis de se relever blanchis de la tête aux pieds, mais heureux et prêts à recommencer.

Sur la planète de mon enfance existaient encore les longues veillées d'hiver. Après avoir trait les vaches et mangé la soupe aux choux, les hommes se rassemblent dans telle ou telle maison du village pour jouer aux cartes, raconter des histoires, pendant que les femmes tricotent des gants au crochet, font de la cou­ture, évoquent les dernières nouvelles du pays dans leur patois si pittoresque. Et l'on cause du Pierre, le cousin de la Marie, du Gustou que tout le monde connaît, qui a fait... qui a dit... On se souvient des farces d'autrefois, quand on avait monté pendant la nuit un char à bœufs sur le toit du four communal. Son propriétaire l'avait découvert au matin, timon enfoncé dans la cheminée, arrière dressé vers le ciel, roues dérisoirement immobiles de chaque côté, comme les ailes atrophiées d'un oiseau monstrueux, pétrifié par le gel. Que de rires ! Que de commentaires !

Et cette autre fois où un farceur avait amené un gros bouc noir jusque devant la porte de la salle où caquetaient paisiblement une dizaine de femmes. II ouvre brusquement la porte, pousse le bouc cornes en avant et crie en patois : « Voilà le diable ! » Imaginez les cris, l'effarement général, puis les rires sans fin, les : « Ah bien toi, alors ! »

Les enfants aussi savent préparer de petites plai­santeries. Sur la planète de mon enfance, le mois de mai est le mois de Marie, « la très Sainte Vierge. » II faut décorer les deux croix en pierre du village. On arrache donc de la mousse sur les murs de clôture autour des prés, on ramasse des narcisses, des boutons d'or, des renoncules aux pétales en boule, puis on compose une décoration colorée sur le basalte gris des rus­tiques monuments. Tous les soirs, femmes et enfants vont à l'église pour écouter la vie de Bernadette Soubi­rous, ainsi que pour prier. Mais il arrive que certains jours, quelques chenapans pénètrent dans le saint lieu avec en poche une grosse boite d'allumettes contenant des hannetons attrapés sous les frênes à la tombée de la nuit. Pendant que tous se recueillent, ou font semblant, on rend leur liberté aux insectes bourdonnants qui s'empressent de semer le trouble parmi l'assistance... Cela se termine parfois par quelques gifles après la cérémonie, surtout si des hannetons ont eu la mauvaise idée d'aller empêtrer leurs pattes dans des chevelures féminines d'ou il est difficile de les extirper.

Sur la planète de mon enfance, il y a également beaucoup de petits bergers qui vont « garder les vaches » le matin et l'après-midi. II faut bien occuper les longues minutes d'inaction. Alors Robert, Lucien, Maurice ou Michel ramassent des mousserons au printemps, mangent des fraises des bois, des framboises, des myrtilles en été, cueillent des noisettes en automne. Ils allument parfois de petits feux pour se réchauffer, ou alors ils construisent une cabane en pierres, une hutte de branchages. Ils grimpent aux arbres en haut desquels ils ont repéré un nid de corbeau, et si jamais ils découvrent un écureuil, la poursuite de l'animal empanaché prend des allures épiques qui font oublier totalement le troupeau ... Les vaches vont s'égailler dans la forêt et lorsque nos traqueurs acharnés retrou­veront leurs esprits, ils devront courir, affolés, à la recherche des animaux disparus ! Que diront les parents si le troupeau n'est pas au complet à l'heure du retour ?

Le petit berger de mon enfance, même quand il.est seul comme cela arrive souvent, sait se montrer industrieux. II lui suffit d'une herbe coincée entre ses deux pouces joints pour produire en soufflant des cris, des plaintes, comiques ou dramatiques. II sait également fabriquer une belle fronde à partir d'une petite branche formant une fourche et de deux lanières de caoutchouc taillées dans une chambre à air. II s'amuse à confectionner un sifflet en tapotant régulièrement, avec le manche de son couteau, un bout de tige de frêne pour en détacher un manchon d'écorce. Apres avoir coupé trente centimètres d'une branche de sureau et en avoir évidé le centre, en chassant ou brûlant la moelle, il peut se fabriquer soit une giclette qui lui permettra d'arroser à distance ses camarades, soit une tapette qui produit des sortes de détonations quand on a bouché une de ses extrémités avec une rondelle de pomme de terre.

Le petit berger de mon enfance peut même inventer et construire un fusil comme jamais on n'en verra à la vitrine d'un magasin. II découpe à la scie à métaux un morceau de cadre de vélo qui deviendra le canon et qui sera fixé sur un fût en bois rudimentaire. II découpe ensuite un autre morceau de tube long de dix centimètres, mais moins gros que le premier, dans la tige d'une vieille pompe à velo, ceci afin de fabriquer une cartouche. Il place d'abord dans le tube un pétard, dont la mèche reste apparente entre les bords du cylindre préalablement disjoints, puis il tasse par-dessus une épaisseur de papier journal qui constitue la bourre, il rajoute quelques plombs et une dernière épaisseur de papier. La cartouche est prête, le moment de tirer arrive. II va falloir procéder prestement : mettre la cartouche au bord du canon en laissant dépasser la mèche, approcher une allumette enflammée et, dès les premiers crépitements, relever l'extrémité du fusil d'un mouvement sec pour que la car­-touche glisse au fond du canon, épauler, attendre enfin l'explosion qui ne peut être que terrifiante ... Elle a bien lieu: les plombs s'éparpillent dans une zone indéterminée, il ne reste plus qu'à récupérer le petit tube métallique qui a jailli du canon, pour pouvoir fabriquer une nouvelle cartouche.

Chère planète de mon enfance, comme il fait bon vous retrouver ! Comme vous êtes riche de souvenirs ! Comme vous semblez loin des folies de notre monde actuel ! Je penserai encore à vous,  à l'heure du grand voyage, à ces moments gravés à jamais dans ma mémoire et que j'emmènerai avec moi comme un bien très précieux.  Tous mes camarades d'enfance puissent-ils faire de même...

 

 

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